« Mutuelle » : ce mot, qui ne nous sert qu’à désigner notre petite carte d’assuré, est pourtant lourd d’histoire, de luttes et d’avancée sociale. L’origine de cette mutualité : la corporation.
C’est dans cette histoire, commune aux corporations, aux syndicats, aux compagnonnages et aux luttes ouvrières, qu’il s’ancre pour parvenir jusqu’à nos jours, dans nos formulaires de complémentaire santé qui ne nous évoquent pas grand-chose, il est vrai, sinon des tableaux et des cases qui nous semblent trop étroites.
Sommaire
Un événement marquant : l’interdiction des syndicats
« Terrible loi Le Chapelier »! disait le socialiste Jean Jaurès. Avec le décret d’Allarde, cette loi votée en 1791 par les révolutionnaires qui
tentaient de reconstruire, sur les ruines de la Révolution, un système stable, égalitaire, fraternel (vous savez : Liberté, égalité, fraternité… Le jour de gloire est…arrivé), interdisait tout simplement les syndicats, c’est-à-dire l’association des personnes qui travaillent ensemble dans le même corps professionnel.
Syndicat, ce mot est aujourd’hui très critiqué, dévalorisé même, puisqu’on l’associe aux demandes incessantes et capricieuses de quelques professions qui tentent de grignoter un peu plus la substance sociale et l’État, « le plus froid des monstres froids », disait Nietzsche …
Mais replaçons-nous dans le contexte.
Les corps de métiers
Au Moyen-Age, on parlait de corporations et de corps de métiers. Cela servait à désigner les personnes d’une même profession qui s’allient pour défendre leurs droits en petites sociétés, ou associations, et qui forment un corps solidaire.
Un corps, c’est-à-dire un organisme où chacun a son rôle, son importance, sa place, comme les membres du corps humain. Et un organisme, cela vit ! Ce n’est pas Bernard Thibault et son œil fatigué qu’une frange de moumoute vient recouvrir…
Car voilà, les premiers syndiqués n’avaient pas de représentants en costume de mauvaise facture et chemise vert fade (Bernard Thibault), de visage pantouflard (Robert Hue), ou autres ; et cela les rendait plus sympathiques.
La noble origine des corporations
Les premiers syndiqués étaient des travailleurs manuels, des charpentiers, des maîtres artisans et leurs communautés s’organisaient autour de l’apprentissage, du partage des connaissances et de la formation.
De cette époque, le XIIIe siècle, jusqu’à la Révolution, la corporation fut le mode d’organisation de la plupart des professions. Et ce n’était pas pour se plaindre, pour pleurnicher et grappiller quelques privilèges supplémentaires et dérisoires que les hommes se réunissaient en corps, mais bien pour défendre les justes droits de leur profession. Mais nombreux aussi les règlements qu’ils devaient respecter ! (allez dire cela à votre agent de la SNCF qui refuse d’ouvrir son guichet pendant la pause qu’il s’octroie lui-même…)
Les membres des anciennes corporations s’aidaient et se portaient un secours mutuel, se transmettaient leurs connaissances et leur savoir-faire de bouche à oreille ; ce sont ces mêmes bâtisseurs de cathédrale qui inscrivaient leur griffe, la marque personnelle qui permettait de les reconnaître à leurs ouvrages, sur les murs de Notre-Dame. Compagnons, maçons… eh oui, francs-maçons vient de cette ligue secrète de transmission orale d’un savoir ancestral, d’une beauté du geste, d’une solidarité vraiment fraternelle…
« Le coup d’État des bourgeois » (Marx, à propos de la loi Le Chapelier)
Et c’est justement cela que la loi Le Chapelier vient souffler d’un revers de main ! Pour quel motif ? Pour la raison qu’aucun corps intermédiaire ne devait s’interposer entre le Citoyen et la Nation. Il faut mettre des majuscules ici ! Car ce sont des mots vides, ou trop abstraits, et en leur nom, on a détruit des corps concrets, solides et solidaires. « Furie de la destruction et volonté vide » : voilà les mots que trouva Hegel pour qualifier l’ouragan de violence de la Révolution, qui refusait toute institution, toute culture, tout organisme stable, parce qu’il remettait en question la Liberté qu’il prétendait servir exclusivement…
Cette loi, en quelques mots, interdisait les grèves, la constitution de syndicats, mais aussi les mutuelles, ou mutualité, ces formes d’association à but non lucratif…
La naissance de la mutualité
C’est dans ce vide qu’aux environs de 1820, les formes d’associations mutuelles (mutualité) se développent. Ce sont au départ simplement les membres d’un même corps de métier qui se cotisent pour s’entraider en cas de coup dur. Leur organisme est à but non lucratif, et traduit un soutien solidaire. D’où le mouvement dans lequel on l’a rangé : l’économie sociale et solidaire.
C’est de là que vient notre mutualité ! C’est-à-dire d’un réel besoin de solidarité, de fraternité et d’égalité, que les révolutionnaires avaient renversé dans leur furie.
Au moment où Bonaparte écrase l’Europe et où l’industrie égrène ses succès et ses fleurs maladives un peu partout, un système mutualiste se développe, entre les mains d’hommes et de femmes qui cherchent collectivement à affronter les nécessités quotidiennes, et à ne pas être jetés dans la fosse commune à leur mort. Les canuts, justement, ces ouvriers de la soie, manifestaient à Lyon ce mouvement de solidarité au début du XIX, et ils chantaient : « Et nous, pauvres canuts, sans drap on nous enterre ! » Leur société de secours mutuel avait pour objectif la prise en charge des obsèques et des
maladies, aussi bien que l’organisation des revendications collectives…
Il fallait ruser pourtant avec la sévère interdiction des coalitions du Chapelier ! Et c’est parfois le soutien de notables, de philanthropes, l’influence des idées fédéralistes de Proudhon prônant l’association d’entités autonomes, qui permettront les premiers groupements mutualistes.
Mutuel ne veut rien d’autre que réciproque ; et désigne la coopération (l’ouvrage commun, et non l’assistanat par fainéantise).
A la fin du siècle, ce sera déjà près de 3 millions d’adhérents.
Aujourd’hui, nombreuses compagnies proposent des services relatifs au mutuelle (Groupama, Crédit Agricole …)
Vers l’institutionnalisation
En 1852, Napoléon III autorise un nouveau type de groupement, suturant la plaie béante et dissolue ouverte par Le Chapelier. Mais ces sociétés approuvées sont dirigées par des membres bienfaiteurs, des notables ; les adhérents n’y ont pratiquement aucune responsabilité démocratique.
Ce n’est qu’en 1884, soit après d’un siècle après leur brutale dissolution, que la loi Waldeck-Rousseau viendra à nouveau autoriser les syndicats, renouant les sociétés d’assurances mutuelles que le Moyen-Age avait exaltées.
Mais on sait que désormais elles prendront un visage nouveau, et que sous l’effet de l’institutionnalisation, nécessaire sans doute, mais froide, bureaucratique et excessive, elles perdront beaucoup des valeurs de réelle solidarité et de secours mutuel qui avaient motivé leur création.
Sans parler de la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire des compagnons d’une même guilde…
Ainsi va l’histoire.
Savez-vous d’ailleurs : qu’est-ce qu’une mutuelle aujourd’hui? ou de quoi la sécurité sociale est-elle née?